martedì 19 febbraio 2013

EILEEN GRAY - CENTRE POMPIDOU, PARIS



EILEEN GRAY
commissaire : Chloé Pitiot
Centre Pompidou
Place Georges Pompidou - Paris
19/2/2013 - 20/5/2013

D’Eileen Gray, il reste des pièces uniques, avant-gardistes, des archives lacunaires et… une série de mystères. Le Centre Pompidou propose une rétrospective inédite de son oeuvre pour mieux le saisir. La critique a souvent scindé le travail de Gray en deux parties, l’une relevant des arts décoratifs et l’autre de l’architecture moderniste. Le Centre Pompidou tente aujourd’hui de lire dans toute sa continuité le travail d’une artiste qui pratique le dessin, la peinture, la laque, la décoration intérieure, l’architecture, la photographie.
Dans l’esprit du Gesamtkunstwerk Eileen Gray peut être considérée comme une créatrice totale. Combinant des modes d’expression, des champs artistiques et des techniques, elle prône un retour à l’émotion. Elle exprime à travers ses réalisations toutes les formes de la vie intérieure, avec le souci de traduire et de satisfaire les sentiments universels, tout en ne prenant en considération que « l’homme d’une certaine époque avec les goûts, les sentiments et les gestes de cette époque».
En 1900, Gray a vingt-deux ans. Indépendante et déterminée, la jeune Irlandaise manifeste le souhait de s’extraire d’une sphère familiale très victorienne. Elle renonce au mariage avec la volonté d’entrer dans une école d’art, puis de partir vivre seule en France. Son père, artiste amateur, la dote des moyens de réaliser ses désirs en subvenant à ses besoins. Eileen Gray décide tout d’abord d’entrer à la Slade School of Fine Art à Londres, attirée par l’enseignement avant-gardiste qui y est délivré. Elle découvre dans cet établissement des artistes (Percy Wyndham Lewis, Kathleen Bruce, Jessie Gavin, Jessica Dismorr) qui aspirent à la liberté et à la découverte du monde. Au-delà de l’Europe, chacun rêve d’explorer l’Égypte, les États-Unis, les Indes ou l’Amérique du Sud. Paris, plus souple que Londres en matière de moeurs, devient la capitale où souhaitent vivre tous les artistes. Gray s’y installe en 1902.
Cette année-là, elle s’engage avec résolution dans la peinture. Elle expose au Grand Palais une aquarelle en 1902 puis une peinture en 1905 pour le Salon de la Société des artistes français. Installée près du quartier de Montparnasse, elle s’inscrit successivement à l’Académie Colarossi et à l’Académie Julian. Elle n’a, à cette époque, aucun lien avec l’univers de la décoration ou avec celui de l’architecture. La jeune femme évolue dans un milieu artistique anglosaxon. Elle a pour amis le peintre Wyndham Lewis, le portraitiste Gerald Festus Kelly, le poète occultiste Aleister Crowley, le photographe Stephen Haweis et son épouse, la poétesse Mina Loy, Kathleen Bruce et Jessie Gavin, ses amies de la Slade School venues avec elle à Paris. Par l’entremise de Crowley et Bruce, elle rencontre Auguste Rodin et, par celle de Haweis et Loy, elle approche l’écrivain Gertrude Stein. Elle vit les prémices de l’imagisme et du vorticisme, deux mouvements majeurs outre-Manche qui viendront nourrir son oeuvre. Du courant poétique de l’imagisme, qui puise ses sources tant dans la culture japonaise que dans l’antiquité grecque ou égyptienne, Gray retient une façon de « donner aux objets cette forme idéogrammatique complexe où fusionnent usages culturels, références et fonctions ».
En 1910, avec Seizo Sugawara, Gray ouvre un atelier au 11, rue Guénégaud. Cette année ouvre le temps des collaborations, multiples, qui dureront plus de vingt ans. Elle s’entoure des meilleurs artistes et artisans, comme Kichizo Inagaki, ébéniste talentueux, socleur de Rodin, qui manie à la perfection les essences de bois. Elle apprend en 1908-1909 à teindre et à tisser les fils de laine avec son amie Evelyn Wyld dans les contreforts de l’Atlas marocain et choisit d’ouvrir avec elle un second atelier destiné au tissage de tapis, au 17-19, rue Visconti.
Panneaux de laque et tapis sont désormais ses nouveaux supports d’expression. Chaque pièce laquée ou tissée, au préalable dessinée et peinte à la gouache, s’incarne désormais dans la densité et l’épaisseur des matériaux. Le travail en deux dimensions intègre peu à peu la mesure de la profondeur.
En 1913, ses panneaux de laque s’assemblent, s’articulent et deviennent mobiles. Le paravent devient le marqueur temporel de sa prise en considération de l’espace. Le Destin est à ce titre doublement emblématique : tridimensionnel, il signe aussi chez la créatrice le glissement du figuratif à l’abstraction.
Dès lors, Eileen Gray sera considérée comme décoratrice plutôt que comme artiste. Grâce au couturier Jacques Doucet, elle met à exécution son désir d’aborder la conception de mobilier et produit ses meubles de laque les plus saisissants. Dans la filiation de la pionnière de la décoration, l’Américaine Elsie de Wolfe, Gray crée à partir des années 1920 ses premiers environnements intérieurs pour Madame Juliette Mathieu Lévy. Elle ouvre sa galerie, Jean Désert, le 17 mai 1922, au 217, rue du Faubourg-Saint-Honoré et y développe un réseau relationnel, commercial et culturel, majoritairement parisien et américain. Elle ne revendique ni le titre de conceptrice ni celui de décoratrice et inscrit simplement sur sa carte de visite : « Paravents en laque, meubles en laque, meubles en bois, tentures, lampes, divans, glaces, tapis, décoration et installation d’appartements ». L’architecte roumain Jean Badovici, créateur de la revue avant-gardiste L’Architecture vivante, comprend mieux que quiconque la créatrice : une artiste qui a su imposer « une atmosphère d’infinité plastique où les plans se perdent les uns dans les autres, où chaque objet n’est plus saisi que comme un élément d’une unité mystérieuse et vivante qui le dépasse. L’espace n’est plus pour Eileen Gray qu’une matière plastique qu’on peut transformer et modeler selon les exigences de la décoration et qui offre à l’artiste des possibilités infinies. » Jean Badovici lui insuffle l’énergie et la confiance nécessaires pour qu’elle édifie avec lui, de 1926 à 1929, ce que chacun reconnaît comme l’un des chefs d’oeuvre du modernisme : la villa E 1027. De ses débuts à la Slade School à E 1027, Eileen Gray n’a pas reçu a priori de formation en matière d’architecture, si ce n’est par l’intermédiaire de la revue L’Architecture vivante et de ses archives.
D’abord encensée par la critique avantgardiste dans les années 1920, Eileen Gray a sombré dans l’oubli pour renaître, en 1968, sous la plume de l’historien Joseph Rykwert, qui lui redonne ses lettres de noblesse dans la revue Domus. Grâce à Cheska Vallois, à Gilles Peyroulet, Prunella Clough et Peter Adam, nombre de ses pièces de mobilier sont sauvées à partir du début des années 1970. En 1972, la vente de la collection de Jacques Doucet lui redonne sa place sur la scène des arts décoratifs et, en 2009, celle de Pierre Bergé et Yves Saint Laurent la promeut au rang des designers les plus reconnus du 20e siècle. Les oeuvres de Gray sont aujourd’hui conservées dans des collections de musées et des collections particulières à travers le monde.
Pour cette exposition, le Centre Pompidou a notamment rassemblé les oeuvres de Gray pour le Boudoir Monte-Carlo, la chambre de la rue Bonaparte, E 1027 ou encore la villa de l’artiste, Tempe a Pailla. Cette restitution, sous la forme de period rooms, permet aujourd’hui au visiteur de mieux comprendre l’art de Gray et sa « volonté de construire un espace purement idéal ; […] vrai parce qu’il répond aux besoins profonds de l’âme et parce qu’il tient compte de cette vérité essentielle autour de laquelle ont tourné toutes les recherches artistiques de notre temps : un corps matériel n’est pas une entité immuable mais une somme de possibles. »

Image: Villa E 1027, Eileen Gray et Jean Badovici, vue du salon Centre Pompidou, Bibliothèque Kandinsky — Fonds Eileen Gray — Photo © Alan Irvine